Cet ouvrage collectif, dirigé par le chercheur Norvégien Thomas Hegghammer (FFI et département de sciences politiques de l’université d’Oslo) vient combler un trou béant dans la recherche sur le terrorisme djihadiste, puisqu’il s’intéresse à la forme, et non plus au fond, de l’importante production de contenu médiatique et culturel des groupes djihadistes. Ce dernier révèle à la fois des pratiques sociales, mais aussi une forme d’art, car il y a une forme d’« esthétique du djihad », argumente Hegghammer, à la façon des tatous des néo-nazis ou des chants cadencés des US Marines. Pour l’étudier, ce fin connaisseur du djihadisme s’est entouré de spécialistes de chaque domaine : c’est un professeur de littérature comparée, Robyn Creswell, qui analyse la poésie; un musicologue, Jonathan Pieslak, qui étudie les chants a capella (anashid); mais aussi des anthropologues et des islamologues qui analysent les formes d’expression. Parler d’art lorsque l’on parle de djihadisme choque au premier abord, et cette première réaction n’est pas absurde puisque les pratiques décrites dans l’ouvrage flirtent avec les interdits que les djihadistes eux-mêmes édictent : quelle iconographie quand on refuse toute représentation du vivant ? Quels chants quand on interdit la musique ? On découvre que plusieurs de ces références soit remontent à la période pré-islamique, soit sont empruntées à des branches de l’islam pourtant honnies, en particulier les soufis.
La thèse de l’ouvrage est que les partisans du djihad (dont on sait combien leur profil est varié, depuis le converti européen jusqu’au militant ouïghour) trempent dans un bain culturel commun aussi important que le contenu des textes de doctrine ou de propagande qu’ils diffusent. Le livre, organisé en huit chapitres synthétiques, chacun rédigé par un spécialiste, est construit de façon progressive. Il commence par aborder la poésie djihadiste, puis consacre deux chapitres aux anashid (un premier sur leur place, un second sur leur musicologie), le chapitre suivant traite de la culture visuelle du djihad, le suivant de la cinématographie djihadiste, le suivant de l’interprétation des rêves, et le suivant de la martyrologie. Hegghammer est l’auteur d’un dernier chapitre plus général dans lequel il étudie ce qu’il qualifie de « pratiques non militaires » des groupes djihadistes.

Poésie : Quelle ne fut pas la surprise de découvrir, parmi les effets personnels de Ben Laden saisis par les forces spéciales américaines à Abbottabad, des recommandations de livres sur la prosodie classique ? Imaginer Ben Laden en poète est un défi pour l’esprit. Mais le nom de son premier camp afghan, al-Ma’sada, est inspiré d’un vers de Ka’b Ben Malik, poète tribal païn qui s’était converti pour suivre le prophète. Les djihadistes, écrivent les auteurs du chapitre, Robyn Creswell et Bernard Haykell, ne considèrent pas la poésie comme une forme de propagande, ni de récréation, mais comme un exercice d’authenticité. L’un des principaux poètes qu’ils étudient se trouve être une femme, Ahlam al-Nasr, Syrienne ayant vécu en Arabie saoudite, revenue à Raqqa en 2014. Elle a chroniqué en vers l’histoire de l’EI, ses batailles et ses martyrs. Ses écrits ont particulièrement circulé dans le cercle des femmes sympathisantes.
Anashid : Produit dérivé de la poésie, les chants a capella connus sous le nom d’anashid circulent dans les milieux djihadistes depuis les années 1980. Anwar al-Awlaqi les recommandait comme « un élément important pour créer une culture djihadiste ». Nelly Lahoud, qui signe ce chapitre, développe les différents thèmes abordés par ces chants et leurs différents objectifs, mais insiste aussi sur le marqueur identitaire que constituent les anashid – qui reflètent la différence et les compétitions entre groupes djihadistes.
Musicologie : Les anashid sont ensuite abordés non plus du point de vue de leur message, ou des circonstances de leur création, mais de celui de leur analyse musicale. Jonathan Pieslak montre combien elles se jouent de l’interdiction de la musique décrétée par les djihadistes. Il revient aussi sur les polémiques entourant la légalité islamique de ces chants, depuis les premiers dont il trouve la trace, en Malaisie dans les années 1950. Le recrutement djihadiste a beaucoup à voir avec l’émotion, et c’est là que la musique a son importance : elle permet de forger des liens, de renforcer le message, et potentiellement de pousser l’auditeur à l’action.
Culture visuelle : L’imagerie djihadiste, argumente Afshon Ostovar, est très riche et emprunte à des registres très profanes. La première illustration met en regard le logo des Shabaab somaliens et celui des Tigres tamouls, qui se trouvent en fin de compte avoir des traits communs. Les emblèmes cherchent à marquer l’identité visuelle dans un univers militant où chaque groupe, même s’il appartient à la même mouvance, cherche à affirmer son identité (à la fois son appartenance à une famille, mais aussi ses spécificités). Les emblèmes des groupes militants chiites reprennent ainsi peu ou prou les motifs que l’on retrouve sur le drapeau du Hezbollah libanais. La mouvance sunnite utilise pour sa part des variations du drapeau noir. Le « drapeau de Daech », selon l’appellation impropre des médias, est l’une des variantes (elle est frappée du sceau du prophète, et cherche à donner l’image d’un produit authentique, comme si les inscriptions remontaient à l’époque du prophète et n’avaient pas été altérées). La mise en scène des martyrs fait aussi l’objet d’une analyse en profondeur.
Cinématographie : Ce chapitre, signé Anne Stenersen, est surtout consacré à l’histoire des vidéos djihadistes. Il s’appuie sur les chapitres précédents, puisque ces vidéos mêlent par définition iconographie, musiques et poésie. Dès son apparition en Afghanistan, la mouvance djihadiste a compris l’importance de produire des films. Mais cette production a beaucoup évolué, avec une amélioration qualitative notamment à partir de la guerre d’Irak. Plusieurs progrès ont été apportés par des djihadistes occidentaux, qui avaient des compétences techniques. Les évolutions de ces vidéos ont suscité des expressions comme « le Hollywood du djihad ».
L’interprétation des rêves : C’est sans doute l’un des aspects les moins connus du grand public mais les djihadiste accordent une immense importance aux rêves, qui leur servent soit à accompagner une décision, soit à être alertés sur un événement à venir. Dans les bibliothèques des militants, on retrouve des livres devant les aider à comprendre la signification de ce qu’ils ont rêvé. Cette interprétation, on s’en doute, est très différente de celle, plutôt freudienne, que l’on connaît en Occident. Iain Edgar et Gwynned de Looijer expliquent que si l’interprétation des rêves est importante dans l’ensemble de la tradition musulmane, les djihadistes vont surtout l’utiliser pour justifier leur passage à l’action.
La martyrologie : On a aujourd’hui tendance à l’oublier, mais le martyre, dont le culte est fondamental dans le chiisme, est une nouveauté dans la sphère radicale sunnite. David B. Cook rappelle ici le rôle d’Abdullah Azzam dans l’introduction de cette doctrine. Cette étude du martyre montre la flexibilité idéologique des djihadistes, qui les pousse à récupérer des éléments de leurs ennemis jurés, soufis ou chiites, lorsqu’ils servent leurs intérêts ou besoins du moment. Même l’intangibilité de la sunna (qui consacre, comme dans toutes les religions du Livre, l’interdiction du suicide) peut se retrouver battue en brèche par une interprétation opportuniste des textes.
Les pratiques non-militaires des groupes djihadistes : Ce dernier chapitre rassemble toutes les réponses à la question « que font les djihadistes lorsqu’ils ne combattent pas ? », en se basant sur un certain nombre de récits ou de reportages réalisés au sein de ces groupes. Thomas Hegghammer trouve bien sûr beaucoup de temps consacré à la religion (prière, lectures), mais aussi des pratiques plus récréatives, mais souvent orientées vers la construction d’une cohésion de groupe (chants, visionnage de vidéos, narration d’histoires,..) et enfin des pratiques qu’il qualifie de « marqueurs d’identité », comme l’habillement ou le choix de kunyas.
Nicolas Hénin