Politique et médias: la résilience entre le marteau et l’enclume?
Le vendredi 23 mars 2018, dans l’Aude, avait lieu la première attaque terroriste en France depuis le 1er octobre 2017, date de l’attentat à la gare Saint Charles de Marseille. Parmi les circonstances et les conséquences du drame, un certain nombre de récurrences ont pu être à nouveau vérifiées. Tout d’abord la propension à viser des cibles militaires ou policières : l’assaillant a semble-t-il attendu en vain qu’apparaissent des parachutistes devant leur caserne de Carcassonne avant de s’attaquer à des CRS faisant leur jogging. Ensuite l’héroïsme : le sacrifice du colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame fait écho à d’autres exemples d’abnégation, tel le conducteur de scooter qui, à Nice, avait tenté d’arrêter le terroriste au camion sur la promenade des Anglais. Enfin les errements d’une couche superficielle mais influente de la population, qu’on a connue mieux inspirée qu’en ces terribles circonstances. J’ai nommé certains membres de la classe politique, mais aussi quelques médias de premier plan qui ont eu à cœur de corriger scrupuleusement les bonnes habitudes qu’ils avaient acquises après janvier 2015.
De la résilience
Ce billet est écrit à l’aune du concept de résilience. Il n’est donc pas superflu de rappeler l’acception que revêt ici ce terme crucial : la résilience est la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque de retrouver ses propriétés initiales après une altération. 1 Le terroriste est en l’occurrence l’artisan de l’altération : il tue, blesse, effraie ses victimes. L’attentat répand dans la population une onde de choc faite d’effroi, d’inquiétude et de colère. La résilience renvoie le terroriste à sa misérable condition de raté : la société qu’il vise, tout en se défendant bec et ongles, reste fidèle à ses valeurs, soudée autour de l’exemple de ses héros, de la mémoire des victimes innocentes et de la reconstruction des survivants affligés par les drames.
La résilience n’est pas le pacifisme bêlant. Elle s’exprime évidemment à travers la promotion des valeurs humanistes. Mais sans que cela soit le moins du monde contradictoire, elle s’exerce sans faiblesse, par exemple dans l’action implacable de la colonne d’assaut du GIGN à Trèbes. La résilience n’est pas l’immobilisme. Elle est le moteur du retour d’expérience et des réformes qui en découlent en vue de garantir toujours mieux la pérennité d’un modèle civilisationnel non négociable : chez nous, celui qu’expriment les trois mots gravés au fronton des mairies. Liberté, égalité et fraternité. La résilience crée les conditions qui ont vu l’Etat islamique incapable de nommer son terroriste dans le communiqué de revendication 2 tandis qu’en France, la communauté nationale connaît le nom de son héros tombé au feu, le colonel Arnaud Beltrame. La résilience n’est pas non plus un long fleuve tranquille. D’où, je le répète, le besoin d’un retour d’expérience après chaque altération pour optimiser la résilience nationale. Cela concerne bien sûr le fonctionnement des services de renseignement qui ont laissé passer entre les mailles du filet un terroriste au profil des plus « intéressants ». Mais d’autres acteurs ne pourraient-ils pas se remettre en question pour le plus grand bien de la collectivité ?
Du traitement médiatique à chaud de l’attentat
Une des voies de la résilience consiste, lorsque l’acte terroriste est en cours, à rendre la tâche plus dure aux terroristes, et donc à les priver de toute source possible d’information. A ce titre, que penser des médias qui publient en direct des détails des dispositifs policiers et de secours ? L’auteur du double homicide terroriste de Magnanville avait fait un Facebook Live pour signer son acte et affirmer son allégeance à l’EI. Les informations communiquées dans la vidéo ont été mises à profit pour rédiger la revendication. Voilà qui démontre, s’il en était besoin, que le terroriste du XXIe Siècle est potentiellement connecté. Même si suivre le « live » des médias d’information pendant que l’on commet un attentat n’est pas chose aisée, la probabilité qu’un terroriste sur le terrain soit en contact avec un coordinateur opérationnel distant – éventuellement à l’étranger – existe bel et bien. Aussi faut-il regretter que certaines rédactions aient oublié à bon compte les décisions du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel consécutives au traitement des attentats de janvier 2015. 3

Il n’est évidemment nullement question de remettre en cause le droit à l’information ni la liberté de la presse. Il s’agit simplement de s’imposer quelques filtres éthiques, et d’admettre qu’attendre une heure ou deux pour communiquer certaines informations n’est pas de nature à compromettre ces principes fondamentaux. Un modèle économique sans cadre éthique est un monstre, et un monstre ne défend aucune liberté, ni aucun droit si ce n’est la raison du plus fort.
Du débat politique
Une autre voie de la résilience réside dans le débat public, alimenté notamment par la classe politique, via le canal des médias. L’existence même d’un débat public est le propre d’une démocratie. Il est essentiel que, même dans la foulée de l’acte terroriste, soit préservée la possibilité pour quiconque d’exprimer une idée de sorte que chacun puisse, librement, en son âme et conscience, y adhérer ou la dénoncer. Pour autant, il est un fondamental démocratique trop souvent oublié. En l’occurrence, le fait qu’aucun consentement n’a de valeur s’il n’est pas éclairé. C’est là que les vertus de la démocratie se heurtent trop souvent aux vices de certains de ses acteurs les plus en vue.
Le président d’un grand parti de droite s’est en l’occurrence particulièrement illustré, solidement épaulé par ses porte-voix les plus fidèles, et ce à travers tous les grands médias de France – qui ont en l’occurrence joué leur rôle en alimentant mécaniquement le débat public. Ainsi a-t-il affirmé ceci : « Emmanuel Macron s’est opposé à la déchéance de la nationalité 4 5 – ce qui nous aurait aidés puisque Radouane Lakdim était binational. » Parmi les citoyens qui adhèrent à ce propos, combien se rappellent que la déchéance alors envisagée visait des citoyens binationaux reconnus coupables d’actes terroristes ? Et donc combien savaient, en écoutant les mots accusateurs de cet éminent politicien, que déchoir le terroriste de l’Aude de sa nationalité française aurait de toute façon été impossible avant son passage à l’acte ? Combien savent que l’article 25 du code civil – en vigueur, entendons-nous bien – dispose que la déchéance de nationalité est possible si l’intéressé a été « condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme » commis dans les quinze ans suivant sa naturalisation? En foi de quoi le dénommé Radouane Lakdim ayant acquis la nationalité française en 2004 (à l’âge de 12 ans), il aurait tout à fait pu en être déchu s’il avait survécu.
Le même haut personnage politique promeut depuis longtemps l’internement administratif des individus fichés S pour leur réputée radicalité islamique. Il est intéressant de noter que parmi ses contradicteurs les plus éclairés se trouvent certains membres de sa propre famille politique. J’ai nommé par exemple Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale, qui a mis en avant le caractère à la fois contre-productif et « très difficile techniquement (et) très difficile juridiquement » 6 – traduisez « impossible » – des fulgurances de son chef de file… Par ailleurs, pour le député européen LR Arnaud Danjean, ancien agent de renseignement au sein de la DGSE, « Il est aberrant que la fiche S soit devenue la référence absolue pour toute réflexion sur la radicalisation et le terrorisme. » Et d’ajouter que « le rôle des politiques n’est pas d’adopter une posture pour amplifier ces émotions et capitaliser dessus. Il faut garder sang-froid et détermination, sans emphase inutile. » 7 Il n’est pas anodin qu’à l’intérieur d’un même parti, l’avis de ces professionnels de la sécurité nationale et du renseignement soit strictement contraire à celui que professe leur véhément président. Il est peut-être utile de rappeler qu’au sujet de l’internement administratif des fichés S, François Fillon, en octobre 2016, parlait d’enfumage et s’opposait au « rétablissement de la lettre de cachet ».
Enfermement des fichés S : le rétablissement de la lettre de cachet, je m’y opposerai de toutes mes forces. #E1Fillon pic.twitter.com/NsLqFvtB1W
— François Fillon (@FrancoisFillon) 10 octobre 2016
Que dire, par ailleurs, d’un ancien ministre de l’Intérieur et Premier ministre de François Hollande qui formule des revendications analogues 8 alors qu’en son temps, il jouait les pédagogues dans le sens contraire ? 9 Que dire enfin du même qui promeut « l’interdiction du salafisme », alors même que l’appartenance des terroristes à des communautés salafistes identifiées n’est absolument pas une constante ? Par ailleurs, l’interdiction d’une opinion n’aurait pour effet que de confirmer à des pratiquants très majoritairement pacifiques que la République leur en veut et que donc, les jihadistes ont raison. Ne pas partager la vision du monde des salafistes n’oblige personne à tout faire pour les pousser dans les bras de terroristes qui les considèrent aujourd’hui comme des apostats (le degré zéro de la vie sur terre pour un jihadiste). La résilience se satisfait mal de responsables politiques qui exploitent la légitime émotion de la population pour animer des polémiques en s’appuyant sur des théories rigoureusement irréalisables. Et s’agissant d’une société fondée sur l’état de droit, ceux qui, à l’image d’une figure connue du milieu politique niçois, voient dans l’expression dudit état de droit des « arguties juridiques » sont parfois, involontairement j’espère, plus moteurs d’altération que de résilience.
Du rôle des médias d’information dans l’accentuation de la parole hystérique
Les médias d’information ont le devoir – qu’ils se sont eux-mêmes conféré – de renforcer la connaissance qu’a le public des sujets d’actualité et des domaines de fond. C’est dans ce cadre qu’il leur revient de relayer les propos, polémiques ou pas, des personnalités et organisations qui animent le débat public. Ils font partie de la chaîne d’acquisition, de tenue à jour et d’amélioration continue de la connaissance. Cette même connaissance qui permet que les citoyens soient en mesure de faire des choix éclairés. Car l’ignorance est le pilier des dictatures. La dictature la plus pragmatique n’est-elle pas celle qui organise des suffrages tout en entretenant sa population dans l’ignorance via la propagande et la censure ? C’est, à une échelle réduite certes, à cela que font penser certains sondages 10 dont les maîtres d’ouvrage ont infiniment plus relayé les boniments venus de toutes parts que les informations techniques permettant d’en évaluer la pertinence. Pour quoi passerais-je si je commanditais un sondage sur l’élevage des gallinacés à proximité des écoles primaires après avoir passé mes journées à relayer les propos de gens affirmant que les poules ont de grandes dents pour-mieux-te-manger-mon-enfant, et invité à l’antenne des charlatans exprimant leur surprise de constater que toutes les poules porteuses de la grippe aviaire avaient des plumes ? Le sondage est un outil d’évaluation. Evaluation de l’information vertueuse ou de l’intox. Quand 83% des sondés (et non des Français…) soutiennent la rétention administrative des fichés S, a-t-on seulement vérifié combien parmi lesdits sondés savent ce qu’est une fiche S, à quoi elle sert, et ce qu’elle n’est pas ? Diantre non. Et il aurait fallu. Car c’est une donnée clef. A quoi sert de savoir ce que pensent les gens si l’on ignore ce qu’ils savent du sujet ? Le soutien donné par les sondés à cette idée de mesure est-il éclairé ? Est-il donc interprétable démocratiquement ? Vous ne le saurez pas. Et à présent, une page de publicité SVP.
Le verre à moitié plein
Après ce tour d’horizon de certains petits travers, il serait à la fois injuste et réducteur de s’en tenir à un constat négatif. Nous avons évoqué ici quelque chose qu’en définitive, beaucoup considèrent comme un simple bruit de fond. D’ailleurs, il est intéressant de noter que parmi la classe politique, si certaines personnalités de premier plan et leurs réseaux s’agitent, ils ne font pas l’unanimité au sein de leurs familles respectives 11, et la masse de manœuvre que constituent les élus locaux reste majoritairement d’une dignité exemplaire. Par ailleurs, on note un grand sang froid de la part de la population, et il n’est pas anodin de constater qu’aucun acte terroriste anti-musulman n’a affecté notre pays pour l’instant, alors même que les jihadistes ne demanderaient pas mieux pour étayer leur discours sur la prétendue persécution des musulmans de France. Enfin, la résilience est une caractéristique de fond. A ce titre, elle réside notamment dans la base même d’une population. C’est sans doute ce qui a permis que la France n’adopte pas en 2016 une révision constitutionnelle qui n’était qu’un effet induit du traumatisme lié aux attentats du 13 novembre 2015. C’est incontestablement ce qui fait que les petites crises d’hystérie simulée que l’on joue parfois pour la cantonade après s’être fait repoudrer le nez dans la salle de maquillage ne rencontrent guère d’écho durable. Mais cela n’est pas une excuse. Au contraire. Cette propension à raison garder, il faut l’aider à persister et à se renforcer. Il revient donc aux acteurs publics de s’en montrer dignes. Pour la classe politique, il en va de la contention des extrémistes dans les marges où ils doivent rester. Pour les médias, l’enjeu est de ne pas ouvrir grand la porte aux organes de propagande étrangers, aux officines complotistes ni aux personnages publics qui s’y subordonnent. Il est bien évident que les modalités d’action des forces de l’ordre et des services de renseignement doivent s’inscrire dans une démarche d’amélioration continue. Mais il en va de même de l’ensemble de la société que ces structures protègent. Cela ne peut se faire qu’autour de valeurs. Celles qui nous unissent.
Jean-Marc LAFON
- The Influence of Relational Competencies on Supply Chain Resilience: A Relational View par A. Wieland et C.M. Wallenburg, International Journal of Physical Distribution & Logistics Management
- Les termes exacts de la revendication étaient: «selon une source secrète à l’Agence A’maq : Un soldat de l’État islamique a mené une attaque à Trèbes, dans le sud de la France, en réponse à l’appel de l’État islamique à frapper les pays de la coalition.»
- Traitement des attentats par les télévisions et les radios : le Conseil rend ses décisions http://www.csa.fr/Espace-Presse/Communiques-de-presse/Traitement-des-attentats-par-les-televisions-et-les-radios-le-Conseil-rend-ses-decisions
- Déchéance de nationalité voulue par F. Hollande dans son projet de révision constitutionnelle consécutif aux attentats du 13 novembre 2015. Cédric Mas y avait à l’époque consacré ce billet technique : Analyse du projet de révision constitutionnelle (2) : la déchéance de nationalité http://kurultay.fr/blog/?p=554
- L’auteur des présentes lignes avait pour sa part envisagé la révision constitutionnelle à l’aune de la résilience dans ce billet : Révision constitutionnelle : l’exécutif, maillon faible de la résilience française ? http://kurultay.fr/blog/?p=738
- Fichés S : Laurent Wauquiez contredit par l’élu LR Frédéric Péchenard qui sait de quoi il parle https://www.huffingtonpost.fr/2018/03/26/fiches-s-laurent-wauquiez-contredit-par-lelu-lr-frederic-pechenard-qui-sait-de-quoi-il-parle_a_23395382/
- Arnaud Danjean (LR) : « Une nouvelle loi contre le terrorisme n’est pas une priorité » http://www.lejdd.fr/politique/arnaud-danjean-lr-une-nouvelle-loi-contre-le-terrorisme-nest-pas-une-priorite-3614750#xtor=CS1-4
- Valls plaide pour «l’interdiction du salafisme» https://www.nouvelobs.com/societe/terrorisme/20180325.OBS4146/valls-plaide-pour-l-interdiction-du-salafisme.html
- Valls: «20.000 personnes font l’objet d’une fiche S en France» http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/11/24/97001-20151124FILWWW00383-valls-20000-fiches-s.php
- 83% des Français favorables au renvoi des fichés S étrangers http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/03/29/01016-20180329ARTFIG00382-83-des-francais-favorables-au-renvoi-des-fiches-s-etrangers.php
- Terrorisme : la ligne dure de Wauquiez divise la droite http://www.europe1.fr/politique/terrorisme-la-ligne-dure-de-wauquiez-divise-a-droite-3613883