L’hommage au colonel Beltrame: une réponse politico-médiatique novatrice aux attentats terroristes de Carcassonne et Trèbes
Vingt-quatre heures après la cérémonie d’hommage national au sacrifice héroïque du colonel Beltrame, organisée aux Invalides en présence des plus hautes autorités militaires et politiques, il est possible de se livrer à une première analyse de ce qui a été une réponse politique à la fois forte et inédite en France à cette nouvelle attaque terroriste.
Vendredi vers 10h30 débute une attaque qui va se dérouler en plusieurs étapes, jusqu’à une prise d’otages au cours de laquelle on déplore plusieurs morts avant que les forces de l’ordre ne donnent l’assaut vers 15h40, neutralisant alors l’auteur des faits qui venait de tirer sur un Lieutenant-colonel de gendarmerie. Ce dernier s’était courageusement substitué à un otage.
Très rapidement, le caractère terroriste de cette attaque a été confirmé par les autorités, l’auteur ayant commis son attaque en se réclamant de l’État islamique, demandant la libération de jihadistes emprisonnés et proclamant sa volonté de mourir pour la Syrie.
L’enquête déterminera les évènements précis, les complicités éventuelles et la réalité des liens entre l’auteur et l’organisation terroriste, qui a rapidement revendiqué cette attaque dans un bref communiqué de son agence Amaq vers 16h30, revendication confirmée dans le périodique al-Nabaa.
Ce qui nous importe en revanche est d’analyser la réponse politique du gouvernement et du Chef de l’État face à cette nouvelle attaque.
1) Une attaque terroriste, à quoi ça sert ? (rappels)
Une attaque terroriste en France en 2018 remplit pour une organisation telle que l’État islamique plusieurs objectifs.
D’abord, il s’agit d’une opération militaire, qui est donc destinée à atteindre par la violence des buts politiques, comme par exemple la réalisation de revendications territoriales ou diplomatiques.
Nous avons déjà étudié dans le passé à quel point de nos jours, le choix du terrorisme, en tant que méthode de combat, est contre-productif pour l’atteinte d’objectifs politiques, ou la satisfaction des revendications d’une organisation1.
Il convient ainsi de rappeler qu’au-delà de la satisfaction de revendications politiques, l’EI poursuit aussi un objectif de déstabilisation des sociétés des pays qu’il cible, afin de créer un climat de division propice à légitimer sa lutte présentée comme “défensive” de la communauté musulmane sunnite qui serait agressée de toutes parts. Nous avons étudié plus en détail ce second objectif politique des attentats en France2 mais il convient de rappeler que les déclarations de stigmatisation ou les répliques islamophobes qui suivent malheureusement chaque attentat jihadiste correspondent exactement à ce que recherchent les terroristes de l’EI.
Mais au-delà de ces objectifs, aussi évidents à comprendre que complexes à poursuivre, la revendication d’une attaque terroriste par une organisation telle que l’EI remplit deux autres objectifs, liés au caractère médiatique du jihad qu’elle livre.
D’abord, un attentat permet de faire connaître l’organisation et de créer un effet d’entraînement et de valorisation auprès de populations cibles potentielles de ses recruteurs. Le choix de la cible, le mode opératoire, la glorification de son(ses) auteur(s), surtout s’ils sont morts en “martyrs” pour la cause jihadiste, sont autant de leviers exploitables ensuite par la propagande de l’EI qui suit chaque attentat. Il s’agit alors de créer ou de renforcer un effet d’entraînement auprès des sympathisants ou des personnes en cours d’engagement dans un processus de radicalisation.
Ensuite, un attentat est un message à l’attention des autres groupes jihadistes, souvent rivaux. Il s’agit d’une démonstration de pérennité et de puissance. Le degré de connexion entre son auteur et l’organisation, les moyens et la létalité de l’attaque sont ainsi des curseurs permettant à l’organisation qui effectue la revendication de se positionner au sein de l’ensemble de la jihadosphère.
Une fois ces objectifs identifiés, la communication politique du gouvernement en réponse à un attentat doit s’adapter afin de bloquer, autant que possible, les effets recherchés par l’EI après chaque attentat.
Après de multiples tâtonnements et quelques erreurs, il semble que la communication mise en place après l’attaque de Trèbes ouvre une nouvelle phase, dans laquelle non seulement les pouvoirs publics cherchent à neutraliser les effets recherchés en terme de communication, mais même à retourner l’attaque elle-même contre l’organisation.
Il ne s’agit donc plus seulement d’empêcher la propagande jihadiste d’atteindre ses objectifs en termes de recrutement/entraînement, mais d’aller au-delà en générant une contre-propagande destinée à produire un résultat inverse.
2) Le déroulement de la réponse politique française
Il convient tout d’abord de relever le dénouement rapide des faits, dont la qualification terroriste a été confirmée très tôt, coupant court à des débats d’autant plus contre-productifs que fondés des rumeurs.
Lors du déroulement des opérations, la communication publique n’a pas été réellement nouvelle par rapport à celle des précédents attentats : messages habituels de prudence, informations données seulement après vérification, réactivité et présence importante des médias d’information en continu et des réseaux sociaux…
Ainsi le Président de la République a rapidement confirmé le caractère terroriste probable de l’attaque, alors pas encore terminée, lors d’une conférence de presse à Bruxelles le 23 mars 20183.
Amaq, l’agence de presse de l’EI, a produit un communiqué de revendication en plusieurs langues vers 16h30, se contentant de généralités, sans donner ni détails, ni éléments permettant de se prononcer sur le degré de coordination de cette opération avec la direction de l’EI. Il appartiendra aux investigations de qualifier cette attaque, soit en opération ordonnée et dirigée par la hiérarchie de l’EI, soit en opération d’opportunité, lancée par l’auteur de sa propre initiative en suivant simplement les instructions et modes opératoires diffusés par la propagande jihadiste.
Cette revendication a été reprise dans al-Nabaa, mais là encore sans que les informations mentionnées diffèrent de celles disponibles dans les médias.
Enfin, l’identité de l’auteur de l’attaque est rapidement diffusée. Il convient de relever ici que malheureusement, cette diffusion repose souvent sur des relais de l’extrême-droite (qui semble disposer d’informateurs au sein de la Police), repris ensuite par la jihadosphère, selon un enchaînement bien connu qui fait quelquefois de ces deux extrêmes, en apparence ennemies, des alliés objectifs.
Au soir du 23 mars, la communication politique reste dans un schéma déjà connu, avec un simple rappel des faits et des injonctions générales4.
A partir de Samedi matin, et de l’annonce de la mort du colonel Arnaud Beltrame, une inflexion communicationnelle majeure commence à être ressentie. Dans les médias, les sujets sur l’identité et la personnalité de l’auteur s’effacent progressivement pour laisser la place à d’autres, consacrés à la personne de l’officier de gendarmerie qui s’est sacrifié pour sauver une otage et faciliter l’intervention du GIGN.
Deux communiqués de Presse sont publiés le 24 mars au matin par l’Elysée. Le premier traite des événements de la veille et annonce un hommage national au colonel Beltrame5. Un second est consacré à la carrière du colonel, à ses faits d’armes et insiste sur l’acte courageux qu’il a accompli au péril de sa vie6.
C’est ensuite l’emballement médiatique, avec une succession de cérémonies, dont notamment celle de l’arrivée de la dépouille du héros le 27 mars à Villacoublay (où son cercueil recevra trois décorations prestigieuses7), puis le 28 mars une grande cérémonie dans la Cour des Invalides en présence des plus hautes autorités de l’Etat, où il sera fait commandeur de la Légion d’honneur et cité à l’ordre de la Nation8.
Dès le 27 mars, l’inflexion de cette communication politique s’avère notable, surtout face au silence de l’EI, qui n’a plus communiqué depuis sur cet attentat.
3) Analyse de cette réponse médiatique à l’attaque :
L’attaque de Trèbes n’est pas le premier attentat terroriste jihadiste à donner lieu à des actes de courage. Les exemples sont nombreux, qu’il s’agisse par exemple de l’Hyper Casher en janvier 20159, de l’attaque du Thalys déjouée par l’intervention de plusieurs passagers (21 août 2015), ou de celle du 14 juillet 2016 à Nice10.
De même, il y a déjà eu des actes de courage des membres des forces de l’ordre face à des jihadistes en train de commettre des attentats. Là encore, les exemples sont nombreux, comme à Magnanville, à Saint-Etienne-du-Rouvray ou bien sûr au Bataclan11.
Pour autant, l’acte du colonel Beltrame, qui l’a conduit à sacrifier sa vie pour sauver celle d’une otage, est exceptionnel. Il offrait une occasion unique de construire une réponse politique à cette attaque, à même de priver celle-ci des effets recherchés par les jihadistes.
L’hommage national rendu au colonel Beltrame est d’abord la mise en avant non pas d’une victime stricto sensu mais d’un combattant tombé au feu pour défendre son pays et ses concitoyens, comme l’a justement analysé Bénédicte Chéron12.
Au-delà du héros, c’est à toute la Gendarmerie et à l’institution militaire que la Nation a ainsi rendu hommage13.
Si l’on oppose les discours jihadistes et la réponse politique qui vient d’être faite, on se rend compte de l’innovation qui a été réalisée.
Il a été rapidement noté que la figure de héros d’Arnaud Beltrame est venue effacer celle de l’auteur de l’attaque. Ce fut fait de manière bien plus efficace que toutes les propositions, pour certaines farfelues, qui avaient été avancées dans le débat pour tenter de bloquer l’effet d’héroïsation des auteurs d’actes terroristes.
Mais au-delà, il convient de relever que c’est tout le sens symbolique de l’attaque terroriste qui s’est vu renversé, au détriment des effets médiatiques que les jihadistes recherchent en appelant ou en organisant de telles attaques.
Les attaques terroristes de l’Aude, commises par un homme réclamant la libération de jihadistes et affirmant combattre “pour le peuple syrien” n’est plus un acte défensif, mais une agression lâche et illégitime.
Le discours jihadiste offrant aux jeunes un idéal capable de les transcender, jusqu’au sacrifice de leur vie, face à un Occident perverti et affaibli par l’illusion des richesses matérielles, est complètement annulé. L’acte du colonel Beltrame montre que les valeurs et idéaux qui fondent la Nation française sont aussi capables de transcender jusqu’au sacrifice suprême, au martyre.
C’est ainsi que la réponse politique autour de cet hommage national, largement soutenue par les médias, est particulièrement innovante en ce qu’elle offre un contre-discours ancré dans le réel, et capable d’anéantir tous les effets recherchés par les jihadistes à travers chaque attaque terroriste.
Il est bien évidemment trop tôt pour se prononcer sur les résultats de cette réponse nouvelle, notamment au regard des réactions politiques qui l’ont entourée. Ses potentiels effets positifs peuvent être entièrement annulés par des décisions politiques qui seraient contre-productives14.
Mais on conclura en relevant que l’EI ne peut rester taisant et se doit de réagir face à la puissance d’une telle réponse, et aux risques potentiels qu’elle fait peser sur toute sa stratégie médiatique.
Il est donc fort probable que l’EI va tenter de produire de nouveaux messages pour contrer celui qu’a construit le pouvoir politique à la suite de cette attaque. Il sera particulièrement intéressant de voir comment la branche média de l’EI s’y prendra, sans perdre de vue que la production de contenus médiatiques suppose des capacités techniques et humaines qui semblent de plus en plus limitées pour la branche francophone de l’EI.
L’analyse de cette réponse de l’EI sera donc intéressante à deux titres : pour évaluer les moyens médiatiques dont il dispose, mais aussi pour avoir une première idée des résultats de la réplique politique à l’attaque de Trèbes.
- Voir l’article après l’attentat des Champs Élysées de 2017 : un attentat peut-il changer des élections ?
- Voir notre étude : Pourquoi des attentats en France en 2015 ?
- voir vidéo de la conférence de presse de Bruxelles : https://www.publicsenat.fr/article/politique/trebes-tout-porte-a-croire-qu-il-s-agit-d-une-attaque-terroriste-dit-emmanuel
- voir vidéo conférence presse du Président de la République
- Communiqué Elysée sur l’attentat de Trèbes : http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/communique-du-president-de-la-republique-9/
- Communiqué Elysée sur la mort d’Arnaud Beltrame : http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/communique-deces-du-lieutenant-colonel-arnaud-beltrame/
- le colonel Arnaud Beltrame a été décoré le 27 mars 2018 de la Médaille de la Gendarmerie nationale avec palme de bronze et citation à l’ordre de la gendarmerie, de la Médaille d’honneur pour acte de courage et de dévouement, or et de la Médaille de la sécurité intérieur, or.
- Discours du Président de la République du 28 mars 2018 : http://www.elysee.fr/declarations/article/hommage-national-au-colonel-arnaud-beltrame/
- Yohav Hattab qui tente de s’emparer d’une des armes de l’assaillant, malheureusement enrayée et est abattu sur le coup et Lassana Bathily qui cachera plusieurs otages et leur permettra de s’enfuir.
- on citera un homme en scooter qui a tenté de stopper le camion lancé sur la Promenade des Anglais;
- Citons parmi d’autres cas, celui du commissaire qui est entré le premier dans le Bataclan et a abattu un des membres du commando, stoppant la tuerie en cours.
- Voir ici : https://www.nouvelobs.com/societe/terrorisme/20180327.OBS4205/le-visage-d-arnaud-beltrame-vient-combler-un-vide-et-une-attente.html
- et il était important symboliquement d’insister sur le fait que c’est bien la Nation dans son ensemble qui a honoré sa mémoire et non seulement certaines franges de la population, qui ont rapidement tenté de récupérer son geste à leur profit.
- Le débat actuel sur les fiches S fait craindre le pire à ce sujet.