Gilets jaunes : repenser la prévention de la violence politique
Depuis le mois de novembre 2018 et les premières manifestations de Gilets Jaunes dans la Somme, la France voit enfler un élan contestataire atypique. Les spécificités de ce mouvement né d’appels sur les réseaux sociaux, loin des états-majors des partis politiques et des syndicats, et qui a surpris l’ensemble de la classe politique, méritent bien évidemment une analyse approfondie, qui dépasse l’objet du présent texte.
Il ne s’agit en effet pas ici, de rajouter une réaction aux textes qui se multiplient sur la nature et le sens à donner à ce mouvement d’un genre nouveau, aussi bien par son caractère d’agrégats de différentes colères que par son mode d’actions ou de revendications.
En revanche, il paraît indispensable de replacer ce mouvement dans un contexte plus global d’une radicalisation croissante et générale de l’engagement politique et de l’action militante, que l’on constate depuis plusieurs années en France. Par « radicalisation », nous entendons l’inclination croissante à recourir à la violence au service d’une finalité politique. Il importe de libérer ce terme des connotations qu’ont pu lui donner l’actualité terroriste aux yeux de certains. Le terrorisme est le stade ultime du processus, qui connait bien d’autres étapes dans son déroulement.
La capacité de certains acteurs politiques à vouloir utiliser la violence pour faire progresser leurs idées ou leurs ambitions de conquête du pouvoir n’a rien de nouveau. De même, le cheminement individuel par lequel des militants glissent vers une radicalité extrême au point de croire que le meurtre ou l’acte terroriste deviennent des modes d’action politique légitimes, a été étudié depuis longtemps.
Ce qui est nouveau est le fait que cette radicalisation trouve à la fois des supports originaux pour se propager, un terreau fertile renouvelé et prolifère au sein de groupes qui ont adapté leurs organisations afin de tromper surveillance et action préventive des autorités de l’État.
Dans ce cadre, il s’avère que le mouvement des Gilets Jaunes constitue une nouvelle étape dans un processus de radicalisation qui est devenu d’une actualité brûlante avec l’extension importante du terrorisme djihadiste en Europe occidentale depuis 2014.
Une organisation de mouvement constituant une base propice à une radicalisation interne
Le 3 décembre 2018, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner s’exprimait devant la commission des lois de l’Assemblée nationale au sujet des violences qui ont marqué les manifestations (à Paris mais aussi en province) du samedi 1er. Il qualifiait cette journée de « paroxystique », avec 136 000 participants, 682 interpellations, dont 412 à Paris. Le bilan humain fait état de 207 « Gilets Jaunes » et 200 membres des forces de l’ordre blessés. Il évoquait aussi les tâtonnements des services de l’État face à un mouvement complètement atypique : « Incapacité du mouvement à se structurer, à désigner des leaders capables de dialoguer avec les institutions, d’organiser les rassemblements et leur sécurité, de préparer avec les préfectures les manifestations de voie publique. Pas d’organisateur, pas de déclaration, pas de responsabilité. […] Pas de service d’ordre, personne pour canaliser les manifestants, livrés à eux-mêmes sur la voie publique, y compris sur des axes à grande circulation. » Si cette absence d’organisation proprement dite est un souci en termes de sécurité des manifestations, elle est aussi problématique quant au devenir du mouvement et à la possibilité de répondre à ses revendications, et par voie de conséquence d’apaiser ses membres en d’entraver leur radicalisation.
En effet, le propre d’une contestation conduite par un ou plusieurs partis politiques, par un ou plusieurs syndicats, est de comporter un cahier revendicatif clair et communément admis par les contestataires, et des interlocuteurs d’autant plus reconnus légitimes par la base qu’il s’agit généralement de personnes élues. Une telle structuration humaine et revendicative permet notamment de négocier avec des personnes en lien avec la base sur des points de tension que l’on peut ainsi fluidifier. C’est le mode de fonctionnement typique des conflits sociaux. À défaut de représentants élus et complètement légitimes, une revendication sans équivoque permet, si on la satisfait, de résorber le conflit. Ainsi la crise dite des « Bonnets Rouges », entre 2013 et 2014, fut-elle résolue par l’abandon des portiques d’écotaxe.
S’agissant des « Gilets Jaunes », des listes hétéroclites de revendications ont émergé des réseaux sociaux. On y trouve la baisse générale des taxes, la hausse des aides publiques pour l’embauche, l’augmentation des retraites, la création d’une « assemblée citoyenne », la suppression du sénat, le referendum d’initiative populaire, la baisse des charges patronales, la retraite à 60 ans, la hausse du SMIC, la diminution de l’assistanat et la démission d’Emmanuel Macron… En somme, le mouvement est populaire, fermement ancré sur le terrain, mais sa base très large – du petit patron au chômeur en passant par le cadre et l’ouvrier – se traduit par des revendications souvent concurrentes entre elles. Le catalyseur n’est pas un corpus idéologique ni pragmatique mais au contraire l’expression d’une grande diversité de réclamations. Le problème est de taille pour l’exécutif en cela qu’il est impossible de satisfaire tous les contestataires, eu égard au caractère contradictoire de leurs revendications. C’est fort ennuyeux car un conflit sert à aborder une négociation avec un rapport de force favorable qui permettra la satisfaction des revendications les plus importantes. Sans cette perspective, faute d’interlocuteurs et de cohérence revendicative, la construction d’un processus politique de résolution de problème semble, en l’état, impossible.
La colère comme seul point commun
L’organisation du mouvement, le caractère extrêmement large et même contradictoire de ses revendications comme de ses membres réduit leur communauté à une colère partagée qu’ils expriment à l’unisson mais qui ne pourra être apaisée que par la satisfaction de demandes différentes, voire contradictoires entre elles.
Une sortie de crise à court terme semble donc difficile à envisager, tant le tissu problématique présente aujourd’hui les caractéristiques d’un sac de nœuds. On pourrait paraphraser Jean de La Fontaine dans le lion et le raten arguant que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, mais il se trouve que le mouvement contestataire apparait de plus en plus enclin à la violence.
Et c’est parfaitement logique puisque la colère est le seul point commun d’individus si différents, quand ils ne sont pas clairement opposés (le mouvement des Gilets Jaunes agrège ainsi, parmi tant d’autres, des groupes d’ultra-droite et d’ultra-gauche, normalement ennemis jurés).
De l’agrégation des colères à la violence politique : la radicalisation des Gilets Jaunes
Mais s’il n’est pas étonnant qu’un tel mouvement dégénère, cela n’en constitue pas moins une injonction à agir au plus vite pour enrayer un dangereux processus d’escalade vers la violence. Quand des gens mettent le feu à une préfecture, crient aux fonctionnaires « vous allez griller comme des porcs » et qu’on entrave l’intervention des pompiers, il est temps de se réveiller et de constater froidement qu’on est face à quelque chose de grave. Et ce quelque chose porte un nom : la violence politique.
Celle qui, par l’atteinte aux personnes et aux biens, poursuit une finalité de nature politique. Ses déclinaisons sont multiples. L’échelle de gravité de la violence politique commence au stade de la dégradation de biens et de l’entrave à la liberté de circuler et s’achève à celui du terrorisme. Non, nous ne sommes pas en train de traiter les Gilets Jaunes de terroristes. Mais nous tirons la sonnette d’alarme à destination de l’échelon politique et des personnalités publiques les plus en vue en constatant que la violence politique fait son bonhomme de chemin sur la voie de la banalisation.
Pour assoir notre constat, donnons la parole à deux personnes qu’on ne saurait accuser de collusion : le député LFI de la Somme, François Ruffin, soutien affiché depuis l’origine des « Gilets Jaunes » et Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Le 6 décembre 2018, François Ruffin déclarait à l’antenne de France Info : « Je vais sur les ronds-points. Quand on me parle de violence, de désir de meurtre, je dis que ce n’est pas comme cela que cela va se résoudre. » Et d’avertir : « J’essaye de tempérer, de modérer. Mais Emmanuel Macron est le président d’un pays qu’il ne connaît pas et qu’il ne maîtrise pas. S’il ne tient pas compte de cette réalité-là, cette haine qui est en germe devient une moisson. » De son côté, Christophe Castaner faisait, le 3 décembre 2018, devant la commission des lois, un constat formel à propos des manifestations du samedi 1er : « Il y avait ce week-end entre 3 et 5000 personnes qui étaient dans une logique de casseurs. Certains, on les connait, viennent de l’ultra droite. D’autres de l’ultra gauche. Mais s’ils ont pu tenter de guider le mouvement, ils n’ [en ont] ont jamais été maîtres. […] » Il évoque la venue en fin de journée de casseurs opportunistes venus à la seule fin de voler dans les magasins à la faveur du désordre ambiant, mais souligne surtout : « Ce que je retiens de la manifestation de samedi, c’est […] qu’il y a des gilets jaunes qui se sont radicalisés et qui, au fur et à mesure du temps, dans la journée, sont devenus extrêmement violents. » Il a par ailleurs livré un chiffre lourd de sens : sur 412 individus interpellés à Paris, 16 seulement sont connus des services de police. Naturellement, les ultras les plus expérimentés sont plus aptes à fuir que les émeutiers occasionnels. Mais la proportion ne saurait être ignorée pour autant. Soit dit en passant, les propos du ministre sont loin des accusations portées par divers influenceurs autochtones ou étrangers pour qui le gouvernement tenterait de discréditer le mouvement en l’assimilant à l’ultra droite ou à l’ultra gauche.
Quand une radicalité a caché toutes les autres
A en croire l’énoncé de faits par Francois Ruffin d’une part et Christophe Castaner d’autre part, une expression banalisée de violence politique est en cours d’émergence. À ce titre, revenons sur les propos du ministre de l’Intérieur devant la commission des lois de l’Assemblée nationale le 3 décembre, tout particulièrement sur la question du renseignement et de son emploi en prévention des actes de violence. « Nous connaissons certains réseaux. D’autres non. Et là, effectivement, le réseau des Gilets Jaunes n’est pas un réseau qui est identifié, qui est suivi depuis longtemps par nos services de renseignement. Ils ont eux-mêmes très vite changé leurs modes opératoires. Ils sont passés sur des messageries cryptées (sic) pour communiquer, ils sont sortis des réseaux FB, ça rend (la tâche) plus difficile pour nos SR. Et surtout, ce que je peux vous dire comme ministre de l’Intérieur depuis quelques semaines, et que nous savons tous, c’est que le renseignement a été, ces dernières années, fragilisé en France. Des investissements majeurs ont été faits et sont poursuivis aujourd’hui sur la menace terroriste mais j’ai le sentiment — et je me trompe peut-être — que l’effort n’a pas été porté sur les autres formes de renseignement. Que la lutte contre le terrorisme étant une priorité, on a peut-être baissé la garde sur ces sujetset ça doit nous interroger pour la suite. » Ici, nous relevons un tropisme qui semble avoir guidé l’action publique ces dernières années dans une direction totalement erronée, avec des conséquences potentiellement désastreuses.
Le terrorisme, en prévention duquel des investissements majeurs ont été faits, est le recours à la violence contre des non-combattants en vue d’instiller la peur pour faire aboutir des objectifs ou promouvoir des idées politiques.
En tant que tel, il est une des branches du tronc commun que constitue la violence politique.
Or, quiconque considère avec quelque attention les échanges sur les réseaux sociaux et les commentaires au bas d’articles de presse en ligne a constaté qu’à l’échelle verbale, la violence politique est partout depuis plusieurs années.
L’impunité quasi obscène avec laquelle des supporters des mouvements djihadistes, et même des terroristes identifiés, ont longtemps pu se pavaner sur les réseaux sociaux a fait oublier que dans le même temps, des dizaines de milliers d’individus, en France, répandaient spontanément, en toute décontraction et hors de toute initiative organisée, des appels à la haine allant de l’antisémitisme négationniste à l’islamophobie en passant par l’appel à guillotiner des personnalités politiques. Nous savons que de nombreux citoyens signalent systématiquement ce type de publication au portail officiel de signalement des contenus illicites de l’Internet. Cela entretient une visibilité institutionnelle sur le phénomène, qui est donc, c’est certain, connu. Par conséquent, si le phénomène est connu mais que les pouvoirs publics sont surpris de sa cristallisation soudaine, c’est qu’il a été sous-estimé. Et s’il a été sous-estimé, c’est probablement du fait d’une approche erronée de la problématique.
Que faire ? Étendre l’action de l’État à toutes les radicalisations
Prévenir et combattre le terrorisme ne saurait se résumer à la surveillance de mouvances d’ores et déjà identifiées comme terroristes.
Le terrorisme n’est pas la propriété exclusive des mouvements islamistes violents. C’est un mode d’expression à la portée de toute revendication politique. Son usage est possible dès lors qu’il apparait comme efficace à une organisation ou… à une poignée d’individus. Il naît de la violence politique dès son stade verbal, qui propage l’idée jusqu’à ce qu’elle atteigne des individus biographiquement compatibles avec un passage à l’acte.
Il convient donc d’orienter l’action de l’Etat vers tous les modes d’expression de haine.
Et nous ne visons pas seulement celle des services de renseignement ou de surveillance, mais bien l’action de tous les services en charge de lutter contre la radicalisation et les discours d’extrémisme violent.
Évidemment, cela permettrait d’interpeller des individus avant qu’ils ne commettent l’irréparable, ainsi que d’offrir à l’exécutif un tableau de bord de l’état d’exaspération d’une population afin de prendre les mesures politiques nécessaire avant que l’exaspération ne prenne des formes délétères.
Mais surtout, cela permettrait d’agir par des actions de prévention, par exemple des actions de contre-discours de nature à désamorcer, de manière ciblée, les velléités violentes dès leurs premières expressions, et ce quelle que soit la nature de l’idéologie concernée.
En effet, il semble qu’aujourd’hui, le terreau de la violence politique ne soit observé que de manière très parcellaire et concentrée sur des mouvements connus d’ultra gauche, d’ultra droite, régionalistes et islamistes. La frange la plus dure des Gilets Jaunes, qui appelle à l’action violente, est tout autant susceptible – à terme -de verser dans l’acte terroriste. Les appels à attenter à la personne d’élus en sont un signe tangible.
L’observation des débats internes aux groupes et chaînes privés du mouvement des Gilets Jaunes que nous effectuons permet de reconnaître des processus de radicalisation, et des méthodes de recrutement et d’incitation à l’action qui se rapprochent de ceux constatés chez les terroristes djihadistes. Nous le répétons : il n’est pas question ici de comparer l’ensemble du mouvement des Gilets Jaunes aux djihadistes mais de distinguer en son sein une frange activiste particulièrement véhémente en termes d’encouragement de l’action violente extrême.
C’est pourquoi, attendre que les premiers attentats ou violences graves deviennent tangibles et visibles pour réagir et mettre en place les actions adéquates n’est pas suffisant. La prévention doit s’organiser, s’adapter.
Il est indispensable de réaliser qu’au-delà des variantes idéologiques, les mécanismes et les discours de promotion de la violence politique reposent sur des structures communes.
Ainsi, la prise en compte globale de l’expression politique violente permettra non seulement de prévenir les actions les plus violentes, mais aussi d’apaiser, et surtout de gouverner, tout simplement.